Alfred est arrivé à la ferme un beau jour, personne ne se souvient quand exactement. C’était à la fin de la guerre. « Je devais avoir 14 ou 15 ans », estime Andrée du haut de ses 94 printemps. Le soldat allemand, prisonnier de guerre, a atterri dans la ferme de ses parents au coeur de Saint-Benoît-des-Ondes, à une dizaine de kilomètres de Saint-Malo. Dans l’exploitation de Pierre et Fanny Douet on cultive du blé, des vergers de pommiers à cidre, des pommes de terre, des betteraves pour nourrir les vaches. Ancien journalier parti de rien, Pierre est fier de sa belle ferme.
On pense qu’Alfred est arrivé de Château-Richeux, près de Cancale, où il aurait été retenu avec d’autres prisonniers avant d’être envoyé chez les Douet. Il a 35 ans. Travaillait-il la terre avant la guerre, en Allemagne ? Nul ne le sait. En tout cas, « il s’est mis tout de suite au travail », dit Andrée. Il ne parle pas français, et ne cherche pas à se faire comprendre. Ça tombe bien, Pierre ne lui demande rien de sa vie d’avant. Lui aussi est un taiseux ; ils sont faits pour s’entendre. D’ailleurs dans les champs on n’a pas le temps de bavarder, et les repas se prennent en silence. Alfred a sa place à table et une chambre aménagée dans une petite maison, derrière les étables.

Lorsqu’on autorise les prisonniers allemands à retourner chez eux, en 1948, Alfred refuse de repartir en Allemagne. « On n’a jamais su pourquoi », se demandent encore les petits-enfants de Pierre et Fanny. Peut-être parce que personne ne l’attendait là-bas ? « Non non, il avait de la famille! soutient Andrée. On l’a su parce qu’un jour, il a reçu un colis d’Allemagne. Il l’a jeté sans l’ouvrir. » « On s’est toujours demandé ce qui avait bien pu se passer de terrible, durant la guerre ou dans les années d’avant, pour qu’il fasse une croix sur sa vie d’alors et qu’il n’en parle jamais », poursuit Michèle, une des petites-filles de Pierre et Fanny.
Dans la ferme bénédictine, le temps s’écoule tranquillement, rythmé par le travail, les visites discrètes « à une dame qui habitait un peu plus loin » rapporte Andrée, les parties de belote l’hiver et le soir avec Pierre, chez Titine, le bistrot du bord de grève « d’où ils revenaient parfois bien fatigués », sourit Ghislaine, la fille d’Andrée. Et puis par la vie quotidienne avec Fanny, Pierre et leurs enfants, puis leurs petits-enfants. Ceux-ci se souviennent d’Alfred, peu bavard, « qui nous donnait parfois des bonbons ». De sa place « en bout de table, toujours la même ». De sa casquette vissée sur la tête. De son impossibilité (son refus?) à parler correctement français, comme une excuse pour éviter les questions. Quelques mots lui échappaient parfois : « il me disait « la bonne fille Andrée », dit celle-ci. « Quand on jouait avec les cousins sur les tonneaux de cidre, il s’exclamait : « attention les garçailles, vous allez casser la cathédrale ! ». Il voulait dire « vous allez vous casser la colonne vertébrale », rit Ghislaine. « Moi, je me souviens des fêtes foraines dans la grève, raconte Michèle. Comme il était très bon au tir à la carabine, il gagnait des peluches qu’il distribuait aux enfants du village qui le suivaient dans toute la fête. »
Alfred (à gauche) et Pierre (de face avec la casquette) chez Titine

Lorsque Claude a repris la ferme après le départ en retraite de ses parents, il a gardé Alfred. L’ouvrier agricole, décédé deux ans après Pierre, en 1970, a été enterré dans le cimetière de Saint-Benoît. Quelques années après sa mort, un neveu a frappé à la porte de la famille Douet, avec son épouse et sa fille, sur les traces de cet oncle qui avait refait sa vie en France. « Ils ont dîné chez Michel, un des fils de Pierre, raconte son petit-fils Patrick. Comme ils ne parlaient pas français Michel a demandé à un voisin, un Allemand installé dans la commune, de servir d’interprète. » Michel est décédé depuis, et la famille n’a jamais su ce qui s’était dit ce soir-là. Le mystère reste entier. Les années suivantes, on découvrait parfois sur la tombe d’Alfred une Weihnachtskranz, cette couronne de Noël allemande traditionnelle. Puis les dépôts ont cessé.
Il y a quelques mois, Ghislaine a appris que la concession où Alfred était enterré arrivait à expiration. L’emplacement allait être récupéré et ses restes déposés dans l’ossuaire communal. Le sang de Ghislaine n’a fait qu’un tour : « j’ai tout de suite appelé ma mère, mes cousines et mes cousins. Ils m’ont tous dit « Alfred faisait partie de la famille, on ne peut quand même pas le laisser partir dans la fosse commune ! » On a décidé de le faire reposer près de nos grands-parents. » Sur la stèle, les cousins ont fait poser un médaillon avec la photo d’Alfred, face à celle de Fanny et Pierre.



Alfred a tout fait pour ne pas livrer ses secrets, bien aidé par le destin : malgré les recherches, impossible de retrouver son nom sur le registre des prisonniers allemands de la région de Saint-Malo. Inscrit sur son acte de décès, son lieu de naissance est une commune qui n’existe pas : erreur de transcription ? Ville ou village rebaptisé après la guerre ?
Sous sa photo, la famille Douet a fait graver son prénom et son nom : Alfred Deeg, « si un jour quelqu’un de sa famille allemande veut le retrouver, explique Ghislaine. Parce que disparaître comme ça, c’est pas possible…»

Texte : Béatrice Ercksen Photos (sauf photos anciennes) : © Gérard Cazade