31 mai 2024

Les enquêtrices du CCAS à la recherche des vies perdues

By In Portrait

On ne savait pas trop d’où ils venaient. Ils vivaient seuls, sans le sou, dans un oubli qui parfois leur convenait. Ils sont morts seuls, sans le sou. Et oubliés ? Le centre communal d’action sociale de Saint-Malo a répondu non. Il assure comme il se doit des obsèques dignes à ces Malouines et Malouins de passage ou ancrés, et il lance ses enquêtrices sur la piste de leurs vies et de leurs familles lointaines ou cachées. Pour que ces êtres humains ne partent pas comme des ombres fugaces, pour leur rendre un peu de mémoire, permettre un adieu.

Lorsque l’hôpital, la police ou les pompes funèbres appellent le CCAS pour signaler le décès d’une personne sans attache, Oanez et Fabienne troquent leur casquette d’agent d’accueil pour celle de détective. L’enquête commence. « Elle peut prendre du temps mais ne doit pas dépasser les 6 jours au bout desquels l’inhumation ou la crémation est impérative », explique Fabienne. C’est une course contre la montre. Pour retracer la vie des disparus, les enquêtrices mêlent recherches sur internet et coups de fil aux services d’état civil des mairies, surfent sur les réseaux sociaux, épluchent relevés de compte et carnets d’adresse, « toutes ces infos qu’on récupère auprès des services et des bailleurs sociaux, des auxiliaires de vie et des professionnels de santé, sur les documents retrouvés par la police municipale au domicile, lorsqu’il y en a un, et qu’elle nous dépose ».

Trouver des indices

Pour retrouver la famille ou des connaissances, « les carnets d’adresses et les moteurs de recherche sont nos meilleurs amis, sourit Oanez. À partir d’un prénom, d’une adresse, d’une photo, on fait des recoupements, des recherches sur facebook. Lorsqu’on trouve des numéros de téléphone on appelle, on laisse des messages et on attend des réponses en espérant avoir frappé aux bonnes portes. Durant cette attente qui peut durer des heures, j’avoue que j’ai du mal à me concentrer sur autre choses. Le monde pourrait s’écrouler, je crois bien que je ne m’en rendrais pas compte ! »

Quand les documents recueillis ne suffisent pas pour remonter le fil, Oanez et Fabienne se rendent au domicile des disparus, lorsqu’il y en a, pour tenter de trouver d’autres indices. « Ça fait quelque chose, dit Fabienne. Surtout quand la personne est partie en urgence à l’hôpital : le lit défait, les chaussons dans un coin, la poubelle renversée au milieu de la cuisine…J’ai encore l’image d’un poulet moisissant dans le frigidaire. On imagine la vie de ces gens, on entre dans leur intimité. On s’interroge, parfois : à quoi étaient donc destinés ces litres de vinaigre mis au frais, ces kilos de sel fin dans les placards de ce monsieur ? Allait-il à la pêche aux couteaux ? » Le plus difficile, « c’est lorsque le décès a eu lieu au domicile, confie Oanez. On ne rentre que gantées et masquées. Parfois, la personne n’est retrouvée que des jours, voire des semaines plus tard parce que les voisins disent que ça sent mauvais, ou qu’il y a des mouches. C’est terrible de voir qu’on peut vivre au milieu des gens et être pourtant tellement seul que personne ne s’aperçoit de votre disparition. »

« C’est une mission particulière, passionnante souvent, glauque et pesante parfois, dit Fabienne. Il y a des situations qui nous touchent particulièrement. Comme ce monsieur qui vivait seul avec son père, sans autre famille, sans amis, et qui s’est suicidé quelques semaines après la mort de son père tellement il se sentait seul. Lorsque c’est trop lourd, on parle avec nos collègues du CCAS. On ne porte pas tout toutes seules. »

Lever le voile

L’enquête dévoile parfois des vies soigneusement cachées. Madame M., installée à Saint-Malo depuis des années, était bien insérée socialement. Elle se disait célibataire, sans enfant, sans parents. Ses voisins, ses amis pensaient bien connaître sa vie. Et pourtant…Lorsqu’elle s’en est allée et qu’il a fallu chercher dans ses papiers la trace d’une éventuelle famille éloignée, Oanez a découvert que Madame M. s’était inventé une vie en arrivant dans la cité corsaire. Contrairement à ce qu’elle disait à tout le monde, elle avait une fille, des frères et sœurs, des neveux et nièces. « Cette histoire m’a remuée, raconte Oanez. Qu’avait donc vécu cette femme pour faire une croix sur sa famille, son enfant, sur sa vie d’avant ? J’ai annoncé son décès à une de ses sœurs, c’était la première fois que je le faisais. J’ai eu l’impression de balancer un pavé dans la mare. C’est comme si cette famille avait mis pendant des années un couvercle sur une situation compliquée, et que l’annonce du décès faisait tout rejaillir. »

Certains laissent des traces. Comme ce monsieur, retrouvé mort chez lui, qui avait posé en évidence sur la table des documents qu’il avait précieusement gardés : les actes de naissance de ses enfants qu’il ne voyait plus depuis plus de 30 ans. Ou encore monsieur D. En visitant son appartement, Oanez a trouvé un classeur avec des coupures de presse minutieusement découpées et rangées. Elles racontaient, sur des années, le travail d’un photographe, dans une autre région. Oanez a cherché qui était ce photographe, et découvert qu’il était le fils de monsieur D. Le père suivait depuis des décennies le travail de son fils et gardait cet album dans un placard.

Le choix de vraies obsèques

En France, les communes ont l’obligation de prendre en charge les frais d’obsèques des personnes décédées sur leur territoire ne disposant pas des ressources suffisantes pour les payer. Charge aux collectivités de rechercher les éventuels ascendants ou descendants pour rembourser totalement ou partiellement les funérailles. Elles peuvent se contenter d’inhumer les défunts dans le carré des indigents ; ce n’est pas le choix de Saint-Malo*. « C’est important de retrouver les familles pour avertir de la disparition d’un proche, dit Fabienne. Lorsqu’on appelle, on est bien reçu en général. On nous remercie. Certains tentent d’expliquer les raisons qui ont conduit à la rupture familiale, comme s’ils s’en excusaient, mais on les rassure en disant qu’on ne les juge pas, comme on ne juge pas le défunt. Certains sont surpris, émus, d’autres se disent délivrés. » Comme cette femme à qui Fabienne a annoncé le décès de son père : « elle m’a répondu « ce n’est pas mon père, c’est mon géniteur, et je suis soulagée qu’il soit mort. » J’ai compris qu’il y avait une histoire familiale lourde, des violences, qu’elle avait beaucoup souffert. »

Laisser une trace

Quand la mission d’Oanez et Fabienne se termine, d’autres commencent. Celle de Nadia et Gaëlle, collègues du service des cimetières, chargées de mettre en concurrence les entreprises de pompes funèbres et de trouver un emplacement pour l’inhumation ; celle de Marie-Annick et Marie-Françoise ensuite : bénévoles au Secours catholique, elles interviennent pour animer le service funéraire lorsque personne n’a pu ou souhaité prendre en charge les obsèques, « que le défunt ait été athée ou croyant, et dans ce cas quelle qu’ait été sa religion, disent-elles. Ce qui compte, c’est que personne ne soit inhumé à la va-vite, anonymement, sans être entouré. Pour rédiger un texte qui raconte le disparu et lui rende hommage, on contacte la famille si elle a été retrouvée. On va voir les voisins, on discute avec les gens qui l’ont connu, on va même dans les bistrots qu’il a fréquenté. » Autour de la tombe ou au Jardin du souvenir, aux côtés des deux femmes, se tiennent souvent un couple du Secours catholique « qui vient lorsqu’on sait qu’il y aura peu de monde », le personnel des pompes funèbres, parfois l’auxiliaire de vie ou l’infirmière de la personne décédée, un voisin ou une connaissance avertie par l’avis de décès que le CCAS fait systématiquement publier dans la presse locale. Les indigents ne sont pas mis en terre dans une fosse commune, mais dans une des concessions libres d’un des cimetières de la commune, ou incinérés s’ils en ont exprimé le désir. Sur leur tombe est inscrit leur nom, pour qu’ils ne disparaissent pas de la mémoire des vivants.« Il est important que soient formalisés des rites funéraires pour ces personnes que notre société pourrait trop facilement oublier », estime Marie-Annick. «Notre travail a du sens et c’est gratifiant, conclut Fabienne. Tout le monde mérite d’avoir un départ digne, quoi qu’on ait fait. »

Texte : Béatrice Ercksen Photos : © Gérard Cazade

* signataire de la charte départementale pour « les obsèques dignes et sépultures décentes de personnes isolées et/ou aux ressources insuffisantes »

2 commentaires
  1. Alain Stéphan 6 juin 2024

    Chapeau à la ville de St Malo qui prend en charge ces décès et à ces deux dames qui font un boulot remarquable et ingrat.
    Merci Béatrice et Gérard pour ce petit reportage.

    Alain

    Reply
    • beatrice 7 juin 2024

      Cher Alain, on t’embrasse!
      Je transmets à la Ville et à Oanez et Fabienne

      Reply

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.