La mer devant Saint-Malo est belle. Et elle est vivante, peuplée de créatures fidèles ou en partance, et de nouveaux-venus. Philippe, naguère pêcheur de la côte, nous présente ses habitants.
Les stars de la côte
L’araignée
Elle a tissé sa toile dans toute la baie de Saint-Malo. Au point d’empêcher les bateaux de pêcher d’autres espèces dans certaines zones : « elles y sont tellement nombreuses que les gars qui pêchent au chalut ne remontent plus qu’elles dans les filets. Qu’elles abîment, en plus. » Avec le réchauffement climatique, le crabe est à la fête : « l’araignée aime les eaux chaudes, elle se reproduit deux fois par an au lieu d’une. Comme elle y trouve à manger, elle reste plus longtemps sur la bande côtière. Un bateau qui en remontait 1 tonne il y a 5-6 ans en remonte 3 aujourd’hui. Il a fallu trouver de nouveaux marchés pour éviter un effondrement des prix. » Une aubaine ? « Oui et non. Oui parce que même si l’araignée se vend moins cher qu’avant, la quantité négociée fait que le pêcheur est gagnant. Non parce que le crabe se développe aux dépens d’autres espèces, comme les poissons plats qu’il dérange et dont il prend la place, et parce que l’araignée est un redoutable prédateur, notamment pour les moules qu’elle dévore. » En fonction des moments de l’année et du déplacement des crabes, les Malouins mettent à l’eau leurs filets de Cézembre aux Minquiers, et jusqu’à 6 milles de Guernesey.
La coquille Saint-Jacques
C’est la reine de la baie de Saint-Malo, avec 2700 tonnes débarquées en 2024. Elle revient pourtant de loin : elle a bien failli disparaître à la fin des années 2000, victime de la surpêche. « Il faut admettre qu’avant, on ne se préoccupait pas vraiment de gérer la ressource. On arrêtait de pêcher quand il n’y avait plus grand-chose à pêcher, point. Les choses ont changé : les pêcheurs sont conscients de leur impact sur la ressource et du rôle essentiel qu’ils ont à jouer dans sa gestion. » Les marins ont décidé d’être à la manœuvre : ils ont pris des décisions « difficiles mais indispensables » : instauration de quotas, de jours et même d’heures de pêche, augmentation de la taille minimale de capture, rotation des zones. Cette gestion rigoureuse et la dispersion de naissains (1,3 million en 2024) a permis aux gisements de coquilles de se refaire une santé. Tout va bien donc, mais pour autant, « pas question de relâcher l’attention. » Dans une zone qui s’étend du Mont Saint-Michel à Saint-Jacut, les pêcheurs malouins continuent à appliquer le règlement qu’ils ont décidé, validé par le comité des pêches et la préfecture, pour qu’on puisse longtemps déguster des noix charnues et goûteuses pêchées à la drague ou en plongée. Poêlées dans un beurre noisette, 1 à 2 minutes par face. Pourquoi faire compliqué ?

Ceux qui se font plus rares
Le bulot
Du côté de Granville, port principal de cette pêche, on l’appelle aussi calicoco, ran ou encore bavoux…Le buccin -son nom officiel- ne s’en formalise pas. À Saint-Malo, il est pêché au casier par quelques navires côtiers. Du moins jusqu’à récemment. Car depuis quelques années, le bulot se fait rare. La raison de cette hécatombe ? « Le réchauffement de l’eau. Le bulot se reproduit en hiver, dans les eaux froides. L’été, il s’ensable et ne ressort que lorsque la température baisse. Si l’eau de mer se réchauffe plus qu’habituellement, comme ça a été le cas entre 2021 et 2023, le mollusque reste ensablé et meurt de faim. » L’avenir s’éclaircit peut-être : en ce début d’année 2025, alors que le bulot avait presque disparu des casiers, des pêcheurs ont trouvé des juvéniles qu’ils ont remis à l’eau. « Même s’il est trop tôt pour dire que le bulot est de retour, c’est un signe encourageant. »
Le maquereau
Le poisson zébré n’a jamais été spécifiquement pêché à Saint-Malo. « Il fait partie des prises accessoires, celles qu’on remonte dans les chaluts en ciblant une autre espèce. » On continue de le pêcher en amateur le long de la côte, à » la mitraillette « , pour le plaisir des grillades entre amis. Mais le maquereau s’est fait plus discret, au point de diminuer les quotas de capture des professionnels.
Le bar et le lieu
Ils étaient auparavant pêchés par les petits chalutiers côtiers. La réglementation a changé, et ces « 24 mètres » ne sont plus autorisés à chaluter en baie. Désormais capturés au large par les navires hauturiers, les poissons ne fréquentent plus beaucoup le bord…






Ils arrivent
La daurade royale
Une dorade peut en cacher une autre. La grise est une habitante à l’année de nos côtes. Discrète avec sa robe gris-bleu, le griset (son autre nom), ne pose pas de problème particulier. Sa cousine, en revanche…Rangées de molaires en proue, « la royale profite du réchauffement de l’eau pour remonter de Méditerranée et du golfe de Gascogne ». La carnivore vorace, qui peut peser jusqu’à 8 kg, fait des ravages dans les rangs des moules, des crabes, des mollusques et des petits poissons. Une consolation : sa chair est excellente. Et moi je l’aime bien avec du citron.
Le poulpe
C’est un revenant. Jusqu’à l’hiver 62-63 où la mer a charrié des glaçons (on a relevé -13,7° à Dinard le 20 janvier, les températures sont restées négatives en Bretagne pendant 45 jours) , le poulpe faisait partie du paysage local. « Le froid l’a éradiqué, comme les ormeaux et la coquille. Il a mis 60 ans à revenir. » Le gastéropode se réinstalle petit à petit dans nos eaux. « Pour l’instant, il est localisé entre l’île de Batz et les 7 îles, et autour de Guernesey ; quelques spécimens arrivent sur nos côtes lorsque l’eau se réchauffe. » C’est une bonne nouvelle ? « Le poulpe se vend bien, donc oui. À condition qu’il ne se reproduise pas trop : il a envahi la Bretagne Sud il y a 5-6 ans et en 2 ans, il a bouffé les homards, les Saint-Jacques…Un vrai massacre. Lorsque le poulpe débarque en masse, toutes les autres espèces sont impactées. Il faut ensuite 2, 3 ou 4 ans pour qu’elles reviennent. »
Les dauphins, les baleines, les phoques…
« Il y en a toujours eu, mais ils sont plus nombreux qu’avant. » La baleine à bosse qui s’est retrouvée coincée en Rance en 2023, « on n’avait jamais vu ça. Avant, quand on croisait un dauphin, on prenait une photo et on faisait la Une du journal. Maintenant, on en voit tous les jours quand on sort ; ils viennent même pêcher le mulet dans le port des Sablons. » Les phoques ? « Plus nombreux aussi. On sait quand l’un d’eux est venu manger une prise sur une ligne : il découpe le poisson en laissant la tête sur l’hameçon. » Il y a peu, une personne s’est émue en voyant un phoque ensanglanté près d’une cale et a contacté une association locale de sauvegarde. Lorsque ses membres sont arrivés sur place, « ils se sont rendus compte que le phoque n’était pas blessé : il était en train de dévorer un congre. Il l’avait déchiqueté en le secouant et mis du sang partout… » Est-ce que ces espèces posent problème ? « Pour l’instant, elles n’impactent pas la pêche. Je trouve même leur présence rassurante : ça veut dire que la qualité de l’eau n’est pas si mauvaise, et qu’elles ont suffisamment à manger pour se développer. »
…Et les requins
« Il y en a bien sûr. Le requin-taupe dont on voit l’aileron de temps en temps, le requin-hâ assez rare -même s’il a fait parler de lui il y a quelques semaines- : en 30 ans de plongée, je n’en ai jamais vu. Les gens d’ici parlent encore du requin-pèlerin échoué à Cancale il y a une dizaine d’années. » Les requins qui fréquentent nos côtes ne sont pas dangereux. « Ils ont aussi peur que nous lors des rencontres ! Lorsque dans une eau trouble, je me suis retrouvé presque nez à nez avec un requin-taupe, j’ai eu un coup au coeur mais lui aussi visiblement : il a fait demi-tour comme s’il avait le feu aux fesses… » Et puis il y a les orques, « dont on a constaté plusieurs passages en 1989. Un jour, alors que je plongeais, j’ai senti une présence dans mon dos. C’était une orque immense, je pense qu’elle faisait au moins 3 tonnes. J’ai nagé comme un fou jusqu’au bateau. Ce jour-là, j’ai mis une volée à Léon Marchand… »
Sur un plateau…






Texte : Béatrice Ercksen – Photos : © Gérard Cazade