Les chemins de la vie peuvent être tortueux. « J’ai suivi une formation de paysagiste, et j’ai fait 100 métiers, s’amuse Pascal : j’ai travaillé dans le tabac au Canada, j’ai été charpentier, chef de pub dans une agence à Laval, vendeur chez Leroy-Merlin, chef de vente pendant 20 ans dans les fournitures pour beaux-arts. Au final, je n’ai jamais été paysagiste. Lorsque l’envie et le besoin de liberté ont été trop forts, je me suis installé à mon compte pour fournir les peintres et les artistes en matériel. J’ai posé mes valises à Miniac-sous-Bécherel, à deux pas de la cité du livre ».
C’est là que d’un coup son chemin est devenu plus clair, plus lisible. « Les bouquinistes de Bécherel m’ont transmis le virus des livres anciens et des beaux bouquins. J’ai acheté et tenu pendant 5 ans un bar-tabac-restaurant qui faisait également librairie. » Et puis bar-tabac et restaurant se sont effacés, et les livres ont pris leur place, toute la place, tandis qu’au bout de la route apparaissait une évidence : Saint-Malo. « Pourquoi Saint-Malo ? Quand j’étais gamin on habitait Rennes, et on venait pendant les vacances et les week-ends dans l’appartement familial intra-muros. Je passais mes journées dans les rochers entre Bonsecours et la tour Bidouane, avec les copains et copines malouins et parisiens. À 16 ans, j’ai commencé à faire les saisons dans les restos de la rue de la Soif. Ici, c’est ma ville de coeur, une ville riche d’histoire, de lieux, de littérature et de gens, et c’est là que je suis devenu bouquiniste. »
Depuis 15 ans, Pascal pose ses tréteaux sur les marchés de Saint-Malo et dans les salons et fêtes du pays malouin. On ne sait jamais, avant de s’y pencher, ce qu’on va dénicher sur son étal. Cette interrogation participe aussi du plaisir du bibliophile, qu’une trouvaille attend peut-être. « Les amoureux des livres se retrouvent sur mon stand. Ils espèrent le livre qu’ils cherchent depuis des années, discutent entre eux, avec moi, raconte Pascal. Un prof de philo est passé tout à heure, on a parlé de Tacite. » Car un bouquiniste ne se contente pas de vendre des livres : « je ne suis pas un vendeur d’aspirateurs. Les livres qu’on propose, faut pouvoir en parler. Avant, j’avais quelques auteurs préférés. Depuis que je suis bouquiniste, je m’ouvre à tous. Je ne peux pas lire tous les livres que je vends, mais je les parcours a minima pour pouvoir en discuter. Et puis j’apprends des tas de choses en discutant avec les acheteurs, les collectionneurs, ceux qui me vendent leur bibliothèque. Ce sont ces rencontres, ces échanges qui m’intéressent le plus dans mon métier. J’entre dans l’intimité des gens en parcourant une bibliothèque, je fais connaissance avec les idées politiques, religieuses, philosophiques de son propriétaire. C’est émouvant. »
Chroniques napoléoniennes, bouquins sur la Seconde Guerre mondiale, polars, livres d’art ou de voyage…sur le stand de Pascal, il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses. L’étal varie chaque semaine, en fonction des achats et récupérations du vendeur. Au fait, il les trouve où, ces bouquins ? « Un peu partout : on me contacte parce qu’on veut vendre une bibliothèque, souvent après un décès. Pas plus tard qu’hier, j’ai vidé la bibliothèque d’un grand acteur qui vient de mourir. Je travaille aussi avec des antiquaires pour vider des logements : ils s’occupent des meubles et tableaux, moi des livres. Je connais beaucoup de monde à Saint-Malo, ça aide ! »
Parmi ces connaissances, il y a d’abord des figures locales. Gilles Fouqueron, Pierre-Jean Yvon, Jean-Paul Kauffmann sont des habitués de son stand. « Au marché de Saint-Servan, une vingtaine de fidèles passe systématiquement. À Paramé, le bibliothécaire de la Société d’Histoire et d’Archéologie de l’arrondissement de Saint-Malo vient me voir chaque mercredi. À Rocabey, trois ou quatre anciens terre-neuvas sont toujours à l’affût de livres de marine. Le samedi, les capitaines Rhum et La Hulotte passent discuter. » Deux fois par an, Pascal a la visite de celle qu’il appelle malicieusement Mamie Surcouf, « parce qu’elle n’achète que des bouquins sur le corsaire pour les offrir à sa famille. » Il y a aussi ces deux vieilles dames nées à Saint-Pierre et Miquelon, tombées amoureuses de pêcheurs malouins épousés dans leur île, malouines depuis des années, toujours à la recherche d’ouvrages sur Terre-Neuve. Et puis il y a les anonymes, acheteurs ou simples curieux, que Pascal reconnaît immédiatement : « si le gars se place face au stand, c’est un acheteur potentiel. S’il se met de côté, il n’achètera pas. »
Les belles choses de la littérature ont parfois un goût de trésor.
Comme cette fois où, dans un carton déposé par un antiquaire après le débarras d’une maison, il a trouvé « un livre extraordinaire : la première édition mondiale de l’Ile au trésor de Stevenson dans la collection Hetzel. Il était en parfait état. Je l’ai vendu à un ancien adjoint au maire de Saint-Malo. » En feuilletant les livres d’un ancien député-maire du Nord qui venait de décéder, Pascal est tombé sur « des dizaines de lettres de Surcouf, Colette, Gide, Chateaubriand… » Ce qui peut passer par un recours à un expert – « j’ai un bon copain à Drouot » – et réorienter la vente vers d’autres personnes – « j’ai une bonne liste de collectionneurs » -.
On le voit, la vie de bouquiniste a parfois un parfum d’aventure. « J’adore ce moment où j’ouvre les cartons que je viens de récupérer. Je m’assois par terre au milieu de la salle et je déballe. Lorsque je trouve une belle pièce, je m’exclame et ma femme se moque gentiment de moi : « mais oui, je sais, c’est encore Noël ! » Le bonheur se trouverait donc dans les pages des livres ? Pour Pascal, bouquiniste, aucun doute. « Je travaille dans la ville de mon coeur. J’achète et je vends ce que je veux. Je suis libre, et pour moi ça n’a pas de prix. »
Texte : Béatrice Ercksen – Photos : © Gérard Cazade