Elle me faisait un peu peur, cette dame qui vivait au dernier étage de l’immeuble où nous venions d’emménager, intra-muros. Lorsque je la croisais dans l’escalier, on se disait juste bonjour. J’avais dix ans, et son apparence -grande, maigre, sérieuse, les cheveux crêpés sous une toque en astrakan, du fard à joue un peu criard et des lunettes en cul de bouteille – m’intimidait. Le 24 décembre, Maman me mit une boîte de chocolats dans les mains : « Va l’offrir à la dame du 4ème. Tu lui souhaiteras un joyeux Noël de notre part. » J’ai lentement monté l’escalier et doucement frappé à sa porte. « Qui est là ? » « C’est Béatrice, j’habite au 1er. Je vous apporte des chocolats pour Noël. » La porte s’est ouverte.
Ce fut le début d’une formidable aventure.
L’appartement était petit et mystérieux. Un couloir étroit et sombre, tapissé de cadres, percé d’une ouverture vers une pièce mansardée qui donnait sur la mer par deux fenêtres. Au bout du couloir, la cuisine dont la fenêtre ouvrait sur les toits. Madame R ne vivait pas tout-à-fait seule. Elle était entourée de meubles délicats et d’objets exotiques, des choses silencieuses témoignant de sa vie et de ses voyages, mais aussi des compagnons plus bavards. « Baudelaire » d’abord, puisque c’est ainsi qu’elle avait appelé, en nous la présentant d’un geste négligé, la grande horloge du salon, dont le balancier rythmait les heures avec un bruit profond et grave (j’ai appris plus tard que Baudelaire, obsédé par la fuite du temps, avait écrit un poème intitulé L’horloge). Et, sur un buffet de la cuisine un électrophone, ami fidèle qui pouvait tourner à longueur de journée. Elle adorait John William dont elle passait les disques en boucle, mais n’écoutait plus Nana Mouskouri parce qu’elle avait remplacé, dans une reprise, le mot cul par le mot fesses. « Un cul est un cul, enfin » s’offusqua-t-elle.
C’est dans cette minuscule cuisine que nous allions, avec ma sœur Anne-Claire et mon frère Christophe, écouter Madame R, prendre des leçons de vie, découvrir des histoires extraordinaires.
Madame R, jeune mariée, avait d’abord suivi son mari dans sa carrière militaire. Femme du chef dans une garnison africaine, elle avait dû rappeler à l’ordre les hommes de troupe qui chassaient ou maltraitaient les bêtes sauvages. Cela lui valut d’être surnommée « la panthère », ce qui ne la contraria pas.
La découverte de la vie militaire lui donna envie d’y goûter. Elle décida donc, avec l’accord de son mari, de se travestir en homme pour monter avec lui dans l’avion qu’il pilotait. Raté. « Je me suis fait pincer à cause de mes pieds », expliqua-t-elle en souriant. « Le général a trouvé qu’ils étaient bien petits pour appartenir à un homme… » Elle prenait une grosse voix et roulait les r pour imiter le gradé.
Mon frère amenait parfois des copains d’école, alléchés par le contenu de l’appartement, les œufs d’autruche et les masques africains. Ce qui fascinait les garçons, c’était les lances pygmées accrochées aux murs. Je les revois plantés devant, avec des yeux grands comme des soucoupes, et Madame R avertissant d’une voix caverneuse : « Attention les enfants ! Ne les touchez surtout pas ! Elles ont été trempées dans du curare, vous mourriez en quelques secondes… »
Dans les années 30 apparut dans les milieux aisés la mode de la vie à trois. Son mari vint un jour tout sourire lui proposer l’expérience. Elle choisit une autre mode. Elle divorça et partit mener sa vie de femme libre. La vieille dame malvoyante à la marche hésitante avait été une jeune femme téméraire, indépendante, engagée, qui portait la culotte. On ne l’a d’ailleurs jamais connue qu’en pantalons.
Madame R n’a pas eu d’enfant mais elle était fière de sa nièce qui avait épousé un Indien d’Amérique. Une partie de la famille avait jugé ce mariage inconvenant, et Madame R se tenait prête à sortir les griffes si besoin. Elle ne supportait pas le racisme. « Un homme est un homme, quelle que soit la couleur de sa peau », répétait-elle.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’elle dirigeait un hôtel à Eaux-bonnes, dans les Pyrénées, elle aidait des juifs à passer en Espagne. Cela lui valut un jour, sur un sentier de montagne, de se retrouver face à face avec un ours. « Il pouvait me tuer d’un coup de pattes », racontait-elle d’une voix dramatique, en mimant l’animal. Nous étions soudain nous aussi devant cet ours grand et terrible… « Et vous avez fait quoi ? » avons-nous demandé, impressionnés. « J’ai fait la morte, jusqu’à ce qu’il parte », sourit-elle. Ce qui n’était peut-être pas volontaire, mais porteur de leçon. « Retenez bien ça les enfants : il ne faut jamais s’enfuir devant un ours ». Serrés autour de la table en formica, dans la minuscule cuisine, nous buvions ses paroles en frissonnant.
Elle pouvait parler cru, même aux enfants que nous étions. Elle riait encore de la tête du pauvre curé d’Eaux-Bonnes qui allait trinquer avec elle : « j’ai cru lui dire en langue basque « Que Dieu vous donne la santé ». En fait, je lui ai lancé « Que Dieu vous les coupe » ! Il a failli s’étrangler ! »
Madame R, coquette jusqu’à la fin de sa vie, sacrifiait chaque matin au rituel du maquillage. Elle appliquait du fard à joue, « du trompe-couillon », se noircissait les yeux avec un bouchon brûlé. Oh bien sûr, comme elle n’y voyait pas grand-chose, le résultat était approximatif. Elle s ‘en amusait, comme de sa maigreur. « Je ressemble de plus en plus à Ramsès II !».
Le jour où notre petite sœur Cécile, en âge de parler, a appelé Madame R « Mémé d’en haut », a été pour elle un grand bonheur. C’était le signe qu’elle faisait partie de la famille. Ce fut désormais son nom pour tous, enfants, parents, copains.
Honorine, Mémé d’en haut, est partie en 1992, à 95 ans. Elle repose au cimetière de Rocabey, à Saint-Malo, non loin de la tombe d’un certain Robert Surcouf. Peut-être qu’en tendant l’oreille, on entendrait leurs bavardages et leurs rires. Ils ont sûrement un tas de choses à se raconter.
Texte : Béatrice Ercksen – Photos : © Gérard Cazade
Écoutez « Mémé d’en haut »! Ce texte est disponible en podcast :
J’y étais dans cette minuscule cuisine.
Merci pour ce si beau témoignage
Et qui de plus, (ce qui n’est pas pour me déplaire) un très beau texte.
Encore !
Merci Martine pour votre message qui nous fait bien plaisir ! On continue! 😁
Chère Béatrice bonjour,
J’ai habité durant ma jeunesse dans cet immeuble donnant sur le Bastion de la Hollande au 3ème étage juste en dessous l’appartement de Madame R. Je l’ai bien connu. Nous l’aimions beaucoup mes parents, mes frères et moi-même. Alors Mille mercis pour ce délicieux moment. Vous m’avez offert par vos mots et vos paroles une de mes plus belles madeleines.
Bonjour Ludovic, je suis heureuse d’avoir fait revivre Madame R. dans votre mémoire, et surtout que nous ayons, vous et moi les mêmes beaux souvenirs de cette femme extraordinaire. Mille mercis à vous pour ce message qui me va droit au coeur.