Saint-Malo ville de fantômes ? Bien sûr! Tout le monde le sait. Mais les fantômes ne sont pas toujours des souvenirs de corsaires ou d’écrivains. La preuve avec cette étrange et charmante histoire…
Il était une fois une histoire, donc, mais attention : c’est une histoire vraie. Elle s’est déroulée dans les années 90, ici, chez nous.
Madame G., une belle dame, souriante, très élégante, est venue un jour poser ses valises, ses sacs, ses meubles, ses bibelots, ses tableaux, et tout un tas de jolies choses dans une grande maison à vingt minutes de Saint-Malo. Après une vie bien occupée dans un grand magasin parisien, Madame entendait passer là une retraite riche de découvertes, de promenades, de rencontres.
Madame G. avait une voiture, mais elle préféra bientôt l’abandonner pour confier ses déplacements à des gens du coin connaissant bien le pays, ses routes et ses curiosités. Elle demanda donc à Jean-Yves et Gisèle, taxis qui habitaient tout près, s’ils voulaient bien, à la demande, devenir ses chauffeurs. L’affaire fut conclue et Jean-Yves et Gisèle vinrent régulièrement chercher Madame pour des courses, des visites, et des promenades dont le but pouvait varier à tout moment et qui pouvaient durer des heures.
Ce qui n’avait pas été dit au début, et qui apparut de plus en plus clairement, c’est que Madame ne vivait pas seule. C’est ainsi qu’un jour, alors que Gisèle lui amenait une soupe – Madame G. était malade -, elle s’écria : « Attention ! Vous venez de marcher dessus ! » « Sur quoi ? » s’étonna Gisèle. « Sur un esprit ! » Gisèle s’excusa et servit la soupe comme si de rien n’était.
Jean-Yves, lui, fut appelé pour emmener Madame. « On venait de partir de chez elle quand elle me demanda précipitamment d’arrêter le taxi, alors qu’on arrivait sur un rond-point. Elle est descendue du véhicule, en a fait le tour avec un pendule et elle est remontée soulagée et en me disant qu’on pouvait y aller : ses esprits étaient bien dans la voiture ! »
Gisèle et Jean-Yves ne se formalisèrent pas pour ce surplus de clientèle inattendu, mais bon, tout cela méritait peut-être, quand même, des éclaircissements. Madame n’en fit pas mystère. Oui, elle s’occupait de ce qu’elle appelait ses « esprits ». Elle ne dévoila pas leurs noms, mais assura à ses voituriers qu’ils étaient gentils et tranquilles, ni blagueurs, ni dangereux. Bien sûr, il fallait prendre soin d’eux, les surveiller, les éduquer en somme.
Côté éducation, même s’il ne s’agissait pas de chenapans, Madame décréta la prudence et expliqua la méthode. « Quand on revenait de faire les courses, se souvient Gisèle, je l’aidais à emballer la nourriture : la viande, le chocolat, surtout, devaient être bien enveloppés : elle disait que sinon, les esprits les mangeaient. Il n’y a que dans les bouteilles qu’ils ne pouvaient pas entrer. »
Côté soin, Jean-Yves dut aller acheter une caravane à Noyal, avec mission de l’installer sur un terrain paisible qu’elle avait acheté afin qu’ils viennent s’y reposer. « Finalement, ça n’a pas pu se faire, parce qu’il n’y avait pas d’électricité sur le terrain. Madame G. exigeait que la caravane soit éclairée et chauffée. » Il fut décidé que le garage de la maison serait désormais bien éclairé et bien chaud.
Un jour, Madame demanda à Jean-Yves de la conduire intra-muros, du côté de la porte Saint-Pierre. Elle descendit de la voiture et partit faire le tour des lieux. Le porche et l’ouverture sur la plage. La piscine d’eau de mer. Les chemins et les ilôts du Grand Bé et du petit Bé. Les escaliers des Chiens du guet. La terrasse de la Hollande, l’horizon splendide vers Dinard, le cap Fréhel, le soleil couchant d’un côté. Et de l’autre côté, la promenade des remparts vers la Tour Bidouane, le Sillon, le grand large. Madame fila à l’hôtel des Chiens du guet et retint une chambre. Elle était radieuse. « Ils vont être bien, là ! »
Madame revint plusieurs fois porte Saint-Pierre prendre une chambre pour ses esprits. Ce furent comme les moments d’un âge d’or.
Ainsi passèrent les mois et les années. Mais on le sait, il arrive que les choses et les gens changent, c’est comme ça, même dans le monde des esprits. Madame parut peu à peu moins gaie. «Elle nous demanda d’emmener les esprits plus loin, à l’hôtel à Pontorson, et jusqu’à Coutances ». Les esprits se sentirent-ils mal-aimés, abandonnés ? Manifestèrent-ils leur désaccord ? « On ne sait pas. Elle ne nous a jamais dit qu’ils pouvaient être vindicatifs. » Mais elle souhaitait visiblement les tenir à distance et eux ne semblaient pas apprécier. « Elle a fini par nous avouer qu’elle avait commandé une porte blindée, peut-être pour empêcher les esprits d’entrer dans la maison? »
Les choses n’allèrent pas jusque là. « Quelques jours plus tard, je l’accompagnais au supermarché et on terminait les courses, se souvient Gisèle. Mais alors que nous allions sortir, les portes automatiques se sont refermées brusquement devant elle, et elle est tombée ». Ultime pied-de-nez des esprits mécontents ? En tous cas, Madame ne sortit de l’hôpital que pour rejoindre le monde de ses fantômes.
Si donc un de ces jours, par exemple une fin d’après-midi délaissée par les promeneurs, vous allez flâner du côté des remparts, entre tour Bidouane et Chiens du guet, que vous voulez profiter à pleins poumons d’un moment de solitude, que vous entendez un murmure à votre oreille, que vous sentez que quelque chose ou quelqu’un vient de vous frôler, ne soyez pas surpris. Ce n’est sans doute qu’un courant d’air, un soupir du vent, l’écho d’une vague. Ou bien la facétie d’une dame fantôme en promenade avec ses esprits, qui sait ?
Texte : Béatrice Ercksen – Photos : © Gérard Cazade