Le port de Saint-Malo, la succession colorée des bassins, des voiliers, des vieux gréements, des bateaux de pêche et des cargos au bord des quais, les bleu de l’eau qui rosit ou se pare d’or au gré des crépuscules, cela nous parle, bien sûr. Ce décor de rêve a un envers, un côté obscur, qu’on ne découvre qu’en s’immergeant. Un monde sous-marin froid et hostile dont Charles et Gilles sont depuis 6 ans les explorateurs et les soigneurs. On les remarque rarement. Pourtant, chaque jour ou presque, ces plongeurs-scaphandriers inspectent, réparent, nettoient cet autre côté du miroir. Ils sont là, 10 mètres sous nos pieds, lorsque nous longeons les quais. C’est comment, sous l’eau?
« Sale, sombre et vivant », sourient-ils. Les bassins hébergent anguilles, crabes, homards, mulets, moules, bars, seiches. Gilles et Charles ont vu arriver de nouveaux hôtes, comme les langoustes. Rencontrent parfois un phoque, dans l’avant-port. Ou un dauphin. « En 2017, pendant qu’on travaillait, on a eu plusieurs fois la visite d’un gros pépère de 2,50m. Il avait des marques de morsure qui ont permis aux scientifiques de l’identifier. Fiete, venu de la mer Baltique, était très curieux, venait presque coller son rostre à mon hublot, raconte Charles. C’était extraordinaire, et un peu flippant aussi : un dauphin reste un animal sauvage, imprévisible. Un coup de queue ou de rostre, ça fait des dégâts. » Et ? « On a fait un selfie ! »
Ils ont pourtant du mérite, ces animaux. Parce leur monde n’est pas ragoutant : « sur le fond vaseux sont échoués des vélos, des motos, des poubelles, des pneus, de la ferraille et des sacs d’engrais tombés des cargos lors des déchargements, du plastique qui a flotté à la surface des bassins avant de couler, des mégots, tout ce qui a été jeté sur les trottoirs, les chaussées et se retrouve dans les bassins après une pluie, tout ce qui passe par-dessus bord des navires. On évolue dans les hydrocarbures qui irisent la surface de l’eau, parfois dans le contenu des toilettes que certains bateaux lâchent en douce… » Et puis il y a ce qu’on ne voit pas, ces métaux lourds concentrés dans les boues qui diffusent et contaminent l’eau et ce qui y vit. Plomb, zinc, mercure.…. « C’est un monde pollué et désolant, d’autant plus sensible et fragile qu’il est fermé. » Il n’échappe pas à l’actualité : « après la Route du Rhum, on a récupéré beaucoup de smartphones. Ça pourrait faire sourire, si du lithium ne s’en échappait pas. » Le covid a laissé ses traces : les masques abandonnés et, plus étonnant, des lots d’anguilles prisonnières dans des nasses, alors que la pêche dans le port est interdite. « C’était pendant la limitation de circulation et le pêcheur fraudeur n’a pas dû pouvoir venir les chercher. On les a libérées ».
Alors Charles et Gilles nettoient, avec leur collègue Jean-Michel. Ramassent les déchets, interviennent pour désolidariser les matières et objets pris dans la vase qui finissent par former une gangue, un magma informe et dangereux pour la navigation et les infrastructures. « Ça fait partie de notre travail. Même si le principal consiste à inspecter, entretenir et réparer les murs, les écluses, les coffres d’amarrage, les rampes du terminal ferry, les réseaux sous-marins. » Matériaux et eau de mer ne faisant pas bon ménage, « on vérifie et on renforce les quais en pierre de taille qui bougent pas mal et encaissent les coups des bateaux, on change des pièces métalliques, on pompe les sédiments au pied des portes de l’écluse et des pertuis. Si ces derniers tombent en panne, l’économie du port s’effondre. »
Un scaphandrier, en plus d’être bon plongeur, doit être maçon, chaudronnier, soudeur, découpeur…Une polyvalence qui a séduit Charles et Gilles lorsqu’ils ont décidé de se former au métier. L’un était commercial dans l’optique, l’autre travaillait dans un bureau. Tous les deux ont fait connaissance en 2009 en plongeant, pour le plaisir, sur les épaves du Débarquement au large des côtes normandes. Ils ont eu envie de quitter des métiers qui les enfermaient pour se reconvertir dans une activité liée à la plongée. « On avait le choix entre moniteur et scaphandrier. Devenir moniteur nous aurait obligés à exercer loin de chez nous. Scaphandrier nous convenait davantage, d’autant qu’on aime bricoler. »
Après trois mois de formation à Trébeurden, les deux amis se retrouvent dans le grand bain. « Le démarrage a été un peu rude : on est loin de la plongée plaisir ! On a plongé dans des stations d’épuration, des égouts, devant la jungle de Calais, sous des ponts…On travaille dans un temps contraint, dans des endroits hostiles où personne ne met une palme. »
Les conséquences d’un moment d’inattention, d’un manque de concentration peuvent être dramatiques. « On peut se brûler en soudant, avoir la main écrasée en manoeuvrant un bloc. Les accidents de décompression, la noyade font partie des risques du métier. Pour les réduire au maximum, même si c’est fastidieux, les procédures de mise à l’eau, les essais sont indispensables avant chaque plongée…et on fait confiance aux deux collègues qui restent sur la barge pendant qu’on est sous l’eau. » À Saint-Malo, le scaphandrier opérateur travaille entre 10 et 25 mètres de profondeur pendant trois heures au maximum. Concentré sur ses travaux, il ne peut prêter attention aux dangers potentiels : un changement météo, une houle qui enfle, un bateau en approche ou en manoeuvre…À la surface, ses collègues sont ses yeux et ses oreilles, ses anges gardiens. Aux côtés du chef d’équipe hyperbare, l’opérateur de secours se tient prêt à plonger en cas de problème. La profession exige un excellent état mental et physique et nécessite un suivi médical particulier : « ça cabosse, même si on est rigoureux. La pression abîme le corps ; les barotraumatismes affectent les dents, les oreilles, les sinus… »
Jean-Michel
Malgré ses dangers, ses contraintes, c’est un métier que Gilles et Charles aiment. Bien sûr, la crainte d’une mauvaise rencontre les tenaille un peu. « On a toujours peur de se retrouver nez à nez avec un corps. Mais ce n’est jamais arrivé. Pourvu que ça dure ! » Ce qu’ils préfèrent ? « Intervenir sur les coffres d’amarrage des paquebots, devant Dinard. C’est un site difficile, parcouru par des courants forts, où on travaille en se calant sur l’étale du barrage de la Rance, mais qui offre des interventions techniques de découpage, de levage, de remorquage, de soudure qui nous réjouissent. Les paysages et l’ambiance autour des coffres sont différents : l’un, sableux, accueille des coquilles Saint-Jacques ; un autre, boueux, regorge de crépidules… »
La mer est en mauvais état, mais « la vie continue. Ça nous réjouit et nous attriste en même temps. On a photographié une araignée dans le bassin Bouvet. Elle est magnifique…sur un tas de déchets. »
Les deux amis poursuivent leur engagement au service d’un site qui leur est cher. « On sait pourquoi on plonge. On agit pour cet environnement fragile, et on espère le faire de plus en plus et de mieux en mieux. Nous collaborons déjà avec des scientifiques, en prélevant par exemple du sable et des boues qu’ils analysent. » Y’a du boulot. Mais les mentalités évoluent, des actions portent leurs fruits : il y a 4 ans, après la Route du Rhum, « le fond des bassins était tapissé d’emballages de salades et de sandwiches, de prospectus, de fanions…Pas cette année. On y croit ! »
Texte : Béatrice Ercksen / Photo : © Gérard Cazade (sauf DR)
A savoir : les scaphandriers interviennent pour le compte de la Région Bretagne, propriétaire du port de Saint-Malo.