4 octobre 2022

Christian, une vie de maçon au pied des murs

By In Portrait

Le père de Christian est arrivé dans l’Ouest comme on arrive en pays de cocagne. L’ancien prisonnier de guerre évadé, Parisien au ventre creux, a enfourché son vélo en 44 et dit à sa femme : « je vais sur la côte, là-bas y’a des patates. » C’est à Sens-de-Bretagne qu’il va trouver ce qu’il cherche. De quoi manger, et du travail : on a besoin de bras pour déblayer les décombres, et d’entreprises pour reconstruire infrastructures et bâtiments détruits pendant la guerre. René s’installe, fait venir sa femme et monte une entreprise de maçonnerie qu’il appelle la Senonaise.

Saint-Malo, l’ancrage

Si la saga familiale des Teyssier a commencé là, dans cette commune du nord de Rennes, elle a véritablement pris racine dans la cité corsaire : «  on a déménagé à Saint-Malo au bout d’un an, raconte Christian. La ville plaisait à mon père, et il y avait du boulot avec la reconstruction. » La famille s’installe à Rocabey, pénates et entreprise dans un même espace qu’elle occupe toujours, plus de 70 ans plus tard. La Senonaise devient La Seno. Les affaires marchent bien, la boîte grandit, embauche. Christian y entre en 1966. Ce n’était pourtant pas prévu : « Ma mère voulait absolument que je sois bachelier. Je suis allé jusqu’au bac, mais ils ne me l’ont pas donné », sourit-il. Pour son père, la messe est dite : son fils se formera aux métiers du bâtiment et intégrera l’entreprise, à ses côtés. Et puis, en 1970…  « il m’a collé les clés sur la table en disant « j’en ai marre, j’arrête ». Je me suis retrouvé à la tête de 25 gars. » Christian va faire carrière. Le must pour un maçon.

Ou presque : en 1981, la Seno emploie 65 personnes. Et en 1983, dépose le bilan. L’entreprise a pris trop d’ampleur. Mais Christian aime son métier et 15 jours plus tard, avec sa femme, il crée une nouvelle société « à taille humaine », avec 9 compagnons. Adieu la Seno, bonjour Teyssier.

Aujourd’hui retraité, qu’a-t-il retenu de ses 50 ans d’activités à Saint-Malo ? « Un paquet de rencontres et d’anecdotes ». On vous en livre quelques-unes.

Vieille école

Le métier de maçon n’est pas ennuyeux. Il ressemble même parfois à un film d’action. « Lorsque mon père était encore en activité, l’entreprise avait obtenu le marché de la pose des canalisations d’eaux usées sur le chantier des carrières de la Motte. Pour ça, il fallait faire sauter les cailloux. Je venais d’obtenir mon CAP de mineur. Je travaillais à la dynamite, avec des détonateurs électriques. Pour m’aider, mon père a fait venir un autre ouvrier mineur, qui nous a apporté du suspense et des suées. Il travaillait à l’ancienne, avec une mèche qu’il allumait du bout de son mégot, avant de partir en courant. »

Même pas peur

Les Malouins ignorent la peur, la preuve : vous vous souvenez de la nuit du 15 au 16 octobre 1987 ? De la violente tempête qui a frappé la cité, coulé des bateaux, plié des caravanes, déraciné des arbres, arraché des toits ? Ardoises, branches, panneaux jonchaient les routes et les rues. Intra-muros, plusieurs cheminées s’étaient effondrées. Difficile de résister à des vents de force 12 quand on mesure 8 mètres de long et 10 mètres de haut. « Rue d’Orléans, une est tombée et a entraîné la chute de deux autres, comme des dominos, se souvient Christian. Il fallait intervenir rapidement pour sécuriser et protéger les immeubles touchés, mais avec les dégâts qu’il y a eu dans toute la région, les maçons et les couvreurs étaient débordés. Les syndics des immeubles de la rue d’Orléans m’ont littéralement harcelé pour que j’intervienne au plus vite sur les trois cheminées détruites, tombées sur les voitures stationnées dans la rue. Sans faire de victime, heureusement. Réveillés en sursaut, les habitants avaient évacué les immeubles juste après la chute des cheminée. Sauf un couple âgé, qui vivait au dernier étage d’un des immeubles. Je connaissais le monsieur et lorsque je l’ai vu, je lui ai demandé pourquoi lui et sa femme n’avaient pas quitté leur appartement. « Vous n’avez rien entendu ? » « Si bien sûr, m’a-t-il répondu. On a entendu un bruit énorme. » « Et ça ne vous a pas inquiétés ? » « Si si, mais quand on a vu que le plafond tenait, on s’est recouchés… »

Au long cours

Un autre gros coup de vent secoue la cité corsaire en février 1997 et fait une victime : la chute d’une cheminée à l’angle des rues Broussais et André Désilles entraîne le décès d’un Malouin qui passait dans la rue. La ville décide de l’expertise des 1391 cheminées d’intra-muros. 601 sont déclarées dangereuses et devront être restaurées. Un énorme chantier commence pour les propriétaires et les entreprises du bâtiment. Il durera plus de 20 ans.

Pierre vs béton

Et le gagnant est…la pierre ! Lors de la reconstruction, les corniches des bâtiments ont été reconstituées en béton. Mais « le béton s’érode et il a fallu rénover les corniches. Notre entreprise en a reconstruites beaucoup, à l’aide de moules en bois qu’on a créés pour ça. On utilise toujours du béton pour ces rénovations, et il faudra un jour encore les rénover. Les corniches en pierre qui n’ont pas été détruites en 1944 n’ont pas bougé, elles… »

Grand siècle

« On est intervenu pendant 20 ans à la Ville Bague, la malouinière de Saint-Coulomb. Sous l’oeil des Bâtiments de France, on a tout remis en état : la demeure, le pigeonnier, la chapelle…C’est une chance de travailler sur un chantier comme ça, sur le long terme, d’oeuvrer à rendre à une telle propriété son état d’origine. Un dimanche matin, le propriétaire m’appelle et me dit : « Christian, pouvez-vous me trouver un bassin Louis XIV pour le parc ? » Un bassin Louis XIV, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval…J’ai fait le tour de France des récupérateurs, appelé tous les tailleurs de pierre du pays, sans résultat. Et puis je suis tombé sur un gars, à Pontorson, qui m’a dit : « j’en ai un, mais si vous le voulez faut vous dépêcher parce ce que je commence à le débiter pour faire des corniches de cheminée. J’ai foncé et récupéré le bassin. Je l’ai payé ce que je pensais être une belle somme, mais l’architecte des Bâtiments de France m’a dit en le voyant que ce bassin d’époque avait une valeur inestimable. »

Les risques du métier

« Sur les chantiers, j’étais toujours en mouvement. Je courais plus que je ne marchais…J’allais tellement vite que je n’ai pas vu que l’échelle que j’avais empruntée pour monter venait d’être déplacée. Quand j’ai voulu la prendre, je suis tombé d’un étage. Depuis, j’ai des problèmes de vertèbres. »

Les risques du métier bis

« On était en train de refaire les cheminées du lycée l’Institution ; on travaillait avec un couvreur qui venait d’acheter un nouveau baudrier de sécurité. « Le commercial m’a dit qu’il était vraiment efficace, nous a-t-il affirmé. Qui veut l’essayer ? Il suffit de l’enfiler et de sauter dans le vide. » Un des ouvriers l’a fait, et puis…on a bien entendu qu’il n’était pas content…Je pense que son entrejambe s’en souvient encore ! »

Coup de vieux

Les liens sont solides dans les équipes de maçons, qui peuvent faire penser à une grande famille. « Les gars intervenaient depuis quelques jours dans un immeuble de la place des Frères Lamennais. En venant voir comment ça se passait, j’ai salué une des habitantes en lui disant « Je viens voir mes gars ». « Ah bon ? Ce sont vos enfants ? »

Reconnaissant

Un maçon trouve sa récompense dans le plaisir du travail bien fait. Mais parfois arrive une récompense inattendue, qui marque. « Sur le Sillon, on a entièrement rénové la villa d’un client qui dirige une entreprise de croisière. Il a été tellement content de notre travail qu’il a offert à ma femme et moi une croisière en Méditerranée. Ce fut un voyage inoubliable. »

Tous sur le pont

La réunion des cafés-restaurants de l’Ouest et de la Licorne, place Chateaubriand, a été le dernier gros chantiers de Christian. « Il fallait détruire le mur de soutènement entre les deux immeubles, mettre à chaque étage des poutres IPN (poutres de soutien) pour remplacer le mur. Et tout ça en menant le chantier au pas de charge puisqu’on avait une date impérative de réouverture des restaurants. On travaillait de 6h à 22h, avec 2 équipes qui se relayaient. Malgré le bruit du marteau-piqueur, les voisins n’ont rien dit. Ils ont été vachement sympa. Comme on manquait de bras, on a lancé un appel autour de nous : pour vivre avec nous cette aventure, mon gendre infirmier a pris une disponibilité de 2 mois et est devenu manœuvre. Un des cuisiniers des restaurants nous a également rejoints. À la fin du chantier, il est venu me remercier : « grâce à vous, j’ai perdu 10 kg ! »

Filiation

Christian a passé les clés de l’entreprise à sa fille Christèle. Sa femme a bien tenté de dissuader sa fille, licenciée en histoire de l’art. « J’aurais préféré qu’elle devienne enseignante, soupire-t-elle, mais elle n’a rien voulu savoir. » Christèle s’est formée à la gestion d’entreprise, et vogue la galère. Elle gère toujours ses 9 gars, respecte scrupuleusement le rituel du café matinal, en a instauré d’autres comme l’apéro et les cadeaux offerts aux compagnons avant chaque départ en vacances.

Ciment

Un maçon ça construit des murs bien sûr, mais aussi de belles amitiés : toutes les semaines, Christian retrouve Yvon, son ancien chef de chantier, « pour taper la belote. On fait aussi du bateau ensemble. »

Heureux

« On en a rénové des belles villas à Saint-Malo… Quand on se promène sur la Digue, avec ma femme, on se dit en passant devant les maisons « tiens, celle-là, on y a touché ! » On m’a déjà demandé quelle vie j’aimerais mener si je devais en avoir une deuxième… C’est simple, je voudrais mener la même. »

Texte : Béatrice Ercksen Photos : © Gérard Cazade

1 commentaire
  1. Heuzé 17 novembre 2022

    Waouh : sacré bonhomme ! Je me souviens des chutes de cheminées dans l intra muros : les trottoirs étaient balisés .

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