Vous l’avez peut-être croisé il y a quelques jours intra-muros, greeter passionné, parlant de son rocher aux visiteurs. Les moins jeunes l’ont sans doute rencontré sur le port autrefois, guide bénévole racontant l’histoire des quais et des bassins. Mais ce qui rend Roger unique, c’est une autre histoire, la sienne, qui commence juste avant la guerre…
« Je suis né en 1937 au 14 de la rue Saint-Sauveur. Mon père est décédé 6 mois avant ma naissance. Quand j’ai perdu ma maman, à 5 ans, j’ai été placé à l’orphelinat qui se trouvait tout près de la rue Saint-Sauveur ». L’orphelinat, dans ce Saint-Malo d’avant les bombes, était au même endroit qu’aujourd’hui, mais pas dans la même rue. « C’était rue des Hautes Salles, aujourd’hui rue des Bouchers. L’Hôtel-Dieu, l’hôpital, prenait une partie du quartier. J’ai rejoint une trentaine de garçons ». La vie n’était pas gaie. « Quand je suis arrivé, je pleurais beaucoup . Heureusement, j’avais mon nounours ».
« Du pain! Du pain! »
Les sorties étaient rares. « Les soeurs craignaient les Allemands. Alors on jouait dans la cour, ou on faisait des exercices dans la salle. Je me souviens des bâtons que nous traçions sur les cahiers – il ne fallait pas déborder-, des gâteaux et des bonbons vitaminés qu’on nous distribuait pour le 4 heures, pendant que nous chantions « Maréchal nous voilà! »
Les orphelins ne s’aventuraient dehors que le dimanche, pour aller à la messe et aux vêpres, et avaient le droit l’été de pousser la promenade jusqu’à la plage du Môle, pour une joyeuse coutume. « Il y avait un blockhaus près de la jetée. On allait au pied, sous les ouvertures, et on criait « Brot! Brot! » Alors les Allemands nous lançaient des biscuits ».
L’exil
En 1943, Saint-Malo est décrétée zone de combat par les Allemands. Les enfants sont évacués dans un vieux car, et c’est toute une aventure. « C’était la première fois que nous montions dans un autobus, nous étions excités. D’autant qu’avant, on nous avait fait essayer des masques à gaz. » Direction Saint-Georges de l’Isle, à 10 kms de Mayenne. « L’orphelinat était une grande ferme, avec des tas de chevaux et de vaches, des cochons, des poules…Nous faisions connaissance avec la campagne, et c’était bien. On n’avait pas école, on jouait près de la rivière. J’ai gardé le souvenir ému d’une cascade et d’une eau très claire…J’y suis retourné cet été, je n’aurais peut-être pas dû : un barrage y a été construit. »
La sidération
Un jour de 1945, il faut quitter la ferme. Les garçons sont d’abord rapatriés à Fougères; le retour à Saint-Malo a lieu en 1946. Roger a 9 ans. « J’avais quelques souvenirs de la ville. Alors quand on est rentrés par la porte Saint-Vincent, ça a été la surprise totale : des deux côtés de la rue, tous les bâtiments étaient détruits ou endommagés. Il y avait des trous partout. » Bombardée par les Américains en août 1944, Saint-Malo est détruite à 80%. Rue Saint-Sauveur, les obus n’ont pas épargné l’Hôtel-Dieu.
La vie réinventée
Mais l’orphelinat est debout, et les orphelins revenus chez eux vont réinventer la vie dans les ruines. À leur façon. « La ville détruite est devenue un magnifique terrain de jeu. Il nous était interdit, mais on y allait quand même, évidemment. Avec deux copains, on jouait aux cowboys et aux indiens, et on adorait se glisser sous les décombres pour rechercher des trésors. C’était merveilleux. » Dans les catacombes, sous la chapelle Saint-Sauveur, ils ont trouvé des ossements, joué avec des crânes, et sous un hôtel d’armateur, ils ont découvert un vrai trésor. « Deux pistolets de corsaire et un sabre! Un monsieur qui passait nous les a échangés contre une pièce de 100 sous, une somme à l’époque. On est allés s’acheter des rouleaux de réglisse avec une boule de couleur au milieu… »
Spectacle vivant
Mais les ruines, même celles qui deviennent un jardin extraordinaire pour les enfants, n’ont qu’un temps. Cette même année, les élus malouins prennent leur décision : Saint-Malo ne sera pas rasée et refaite à neuf, comme Le Havre ou Brest, mais reconstruite à l’identique, autant que possible, avec les pierres récupérées et numérotées. Roger vit au milieu des gravats et de la poussière, du bruit, des éclats de voix des hommes qui déblaient pendant 18 mois, avant de commencer à rebâtir. « Il y avait plusieurs immeubles en construction en même temps dans le quartier. Pour nous, c’était un spectacle formidable et on avait repéré un petit manège amusant : les jeunes ouvriers -peut-être des apprentis- faisaient la navette entre les chantiers et l’épicerie Jean, au bas de la rue de Dinan. Mais ils ne transportaient pas des matériaux. Ils descendaient la rue avec des casiers métalliques vides, et remontaient avec les bouteilles de vin ou de cidre. »
À bas la calotte!
Quand on est maçon, on ne partage pas forcément les valeurs qui ont cours dans un orphelinat. « J’étais enfant de choeur. Les jours de procession, des nuages de poussière et de cailloux nous tombaient dessus. On était propres! On entendait voler les noms d’oiseaux, les « maudits culs-bénits! »… »
Roger et ses camarades fréquentent alors l’école des Frères, rue de Toulouse. « Le bâtiment a été démoli plus tard, pour faire place à la résidence du Môle. Pour nous y rendre, nous traversions les ruines de l’hôpital et un beau jardin qui dominait la rue d’Estrées. Au milieu, un prunier avait échappé au déluge de feu. Pendant notre scolarité, les fruits n’ont pas eu le temps de mûrir! » Le terrain de sport de l’école des Frères, c’était la plage du Môle, « il suffisait de traverser la rue. Mais notre plage préférée, c’était Bonsecours : on y retrouvait les copains et les copines. J’y passais mes temps libres d’adolescent. Il y avait une petite jeune fille, Marie-Thérèse, qui me plaisait bien. C’était la fille du facteur. Elle habitait avec ses parents un appartement dans une maison qui n’avait pas été détruite, au-dessus de la rue d’Estrées, où vivait aussi Monsieur Cornon, un des architectes de la reconstruction. »
Pars et reviens vite
Roger a grandi, a quitté Saint-Malo pour aller étudier, est devenu marin de la Marine nationale, a passé des années en Indochine, à Djibouti. « Beaucoup de mes amis sont devenus marins. Nous avions en nous ce besoin irrépressible de partir, que je ne m’explique pas ». Et aussi cet autre besoin irrépressible « de revenir dans notre ville, c’est viscéral. »
Partir, revenir, ce sont des histoires d’amour, des histoires de fidélité. Roger a revu Marie-Thérèse. Elle l’avait attendu. Ils se sont mariés et ils ont eu trois enfants. Et il continue de voir une dame de 91 ans, une grand-mère qui fut nonne dans sa jeunesse. « Je l’ai connue à l’orphelinat, elle faisait attention à moi« , dit Roger dans un sourire.
textes Béatrice ERCKSEN / photos © Gérard CAZADE sauf mentions contraires
En 2016, Roger a écrit un livre : « Saint-Malo, naissance d’une ville, évolution d’un port » -Roger Roult, illustrations François-Xavier Lagey – Editions Yellow Concept, 22€
greeter : habitant qui accompagne gratuitement les touristes pour leur faire visiter sa ville, découvrir son histoire, ses coins secrets
Brot : pain, en allemand
Merci pour ce témoignage plein d’histoire.
Période difficile pour Roger, mais des souvenirs plein la tête. Il devrait faire un livre.
Gérard, il en a écrit un, sur le port (pas sur sa vie 😉)
Et son histoire sera dans le livre qu’on sort aux éditions Ouest France, en septembre. Bises
Quelle dure vie d’enfant ! Orphelin, la guerre puis encore les guerres coloniales mais le bonheur de s’être marié avec la jeune fille qu’il courtisait puis maintenant il apporte réconfort à celle qui lui a témoigné de l’affection enfant.
Son histoire nous a émus. Roger la raconte sans pathos. C’est un homme heureux de vivre, passionné et passionnant. A bientôt Alain!
Roger ROULT est entré dans la Marine Nationale en même temps que moi (à l’âge de 15 ans) par l’Ecole des Puplles en octobre 1951 à Loctudy puis nous avons fait l’Ecole des Mousses en 1952/53 pour ensuite servir dans notre Marine chacun dans sa spécialité. Nous nous sommes retrouvés près de 50 plus tard avec d’autres copains de promo dans l’Amicale des Pupilles-Mousses. Nous sommes une grande famille et Roger occupe une grande place dans mon cœur.
Michel BAECKELANDT
Bonsoir Michel, nous aussi nous l’aimons beaucoup, Roger…