Yves a passé 41 ans au milieu des beaux et anciens livres de la bibliothèque de Saint-Malo, au service des étudiants, des chercheurs, des passionnés, des curieux.
« Je n’ai pas fait d’études. Une malformation cardiaque et plusieurs opérations ont haché ma scolarité. À 16 ans, j’ai obtenu un petit job de guide-conférencier au musée. Avec quelques jeunes et d’anciens terre-neuvas, nous étions chargés de répondre aux questions des visiteurs pendant la saison estivale. L’hiver, nous assurions des visites guidées. J’ai appris sur le tas, en me documentant à la bibliothèque. Ça tombait bien, j’adorais l’histoire depuis que j’avais assisté adolescent au retour des cendres de Duguay-Trouin. C’était en 1973, et ça m’avait fasciné. J’avais accompagné mon père à la cérémonie organisée dans la cour du château, en présence de l’école navale. Nous sommes montés jusqu’à la cathédrale au son de Noguette, accompagnés par la musique des équipages qui jouait la Marche du régiment de Turenne. J’en garde un souvenir extraordinaire. »
Yves est servannais et Intra-Muros, même s’il y travaille, est alors pour lui quasiment une terre inconnue : « on n’y allait jamais avec mes parents. Je ne me souviens pas avoir fait le tour des remparts. Je ne connaissais pas la tombe de Chateaubriand. Lorsque nous allions nous promener, c’était plutôt Rothéneuf et l’anse Du Guesclin. »
La vie intra-muros
Il a fallu s’y faire. En 1979, Yves est embauché à la bibliothèque, qui occupe une grande partie d’un bâtiment rue André Désilles. « On m’a mis en salle d’étude pour assister les chercheurs et les étudiants. Les collègues étaient davantage intéressés par la lecture publique. Moi, j’étais chargé des fonds et de la surveillance de la salle, ça m’a plu tout de suite : j’évoluais au milieu des livres sur les beaux-arts, la philosophie, la géographie, l’histoire…J’aidais les autres et je me cultivais en même temps. J’ai beaucoup appris. Je créais des fiches avec le nom de l’auteur, le titre, l’éditeur, le nombre de pages, la matière… On appelait ça « faire la frappe ». Ça a été mon quotidien pendant des années avant l’arrivée de l’informatique. »
Un quotidien qui pouvait favoriser l’éducation physique – « les ouvrages n’étaient pas conservés en salle d’étude : les usagers consultaient le fichier et j’allais chercher les livres demandés dans la réserve. Il y avait 4 étages, je passais beaucoup de temps dans les escaliers »- et surtout la discussion : « les échanges avec les chercheurs me ravissaient. J’essayais d’engager la conversation, sans les gêner, de connaître le sujet de leurs recherches. »
Plusieurs personnes lui ont laissé de vifs souvenirs. Par exemple Elisabeth Badinter, « venue travailler sur les lettres manuscrites de Maupertuis », Jean-Paul Kauffman, « qui trouvait en salle d’étude un lieu propice à la réflexion ». Ou « la petite-fille de Yann Nibor, barde malouin de la marine qui vécut entre 1857 et 1947. Elle venait consulter les ouvrages qui évoquaient son aïeul, et nous montrait ses partitions qu’elle conservait. »
Le monde des livres
Mais il n’y a pas que des escaliers et des visiteurs dans une bibliothèque. C’est avant tout un monde de livres, qu’on approche avec le nez – « j’aime l’odeur des couvertures, surtout celle des livres anciens » – et avec les mains. La découverte d’un livre commence par le toucher, on pourrait dire par une caresse, « quelque chose qui ne risque pas d’arriver avec une tablette ! » Yves va souvent dans les brocantes. « Je cherche les livres anciens, les couvertures de chagrin ou demi-chagrin », un cuir en peau de chèvre ou de mouton utilisé pour recouvrir tout ou une partie du livre. « Je suis passionné par les gardes, ces feuilles colorées et dessinées à la main qui commencent et terminent un livre. J’apprécie une belle calligraphie. Tenir un beau livre en main participe au plaisir de la lecture. » Au début de sa carrière, Yves s’est essayé pendant deux ans à la reliure dans l’atelier de la Malouine Annie Robine. « J’aimais ça. Mais pour poursuivre, il aurait fallu que je m’équipe. Je n’avais pas la place pour installer une presse chez moi. »
La faiblesse des livres, c’est qu’ils peuvent brûler. En 1944, le fonds local a été détruit lors du bombardement de la ville. Seules 11 boites ont été sauvées de l’incendie par Jean-Malo Renault, le bibliothécaire de l’époque : 193 ouvrages, dont 5 incunables, ces livres antérieurs à 1500. « Il a fallu reconstituer ce fonds. Par des dons, ceux de la Ville de Paris notamment. Par un appel aux Malouins les invitant à restituer des ouvrages empruntés avant-guerre ou trouvés dans des brocantes et estampillés de la bibliothèque. On consultait les catalogues de ventes aux enchères et on essayait d’acheter les livres qui traitaient de Saint-Malo et de la Bretagne. Des particuliers ont participé à la reconstitution : Pierre-Émile Buron, auteur de La Gloire de Duguay-Trouin à l’origine du retour des cendres du corsaire, offrait les livres qu’il recevait des maisons d’édition de par sa fonction de jury littéraire à Paris. Trois ou quatre fois par an, j’allais les chercher dans sa maison de la rue du Pélicot.
François-Claude de Boodt, un passionné d’histoire malouine et de Lamennais, décédé en 1989, a légué à la Ville son importante bibliothèque pour une période de 20 ans. Sur les 4000 ouvrages récupérés par ses héritiers à l’issue de cette période, nous avons pu en racheter 150. »
Les trésors de Saint-Malo
Le fonds patrimonial de Saint-Malo recèle quelques trésors, sauvés des flammes ou obtenus par la suite : les incunables issus des monastères de la cité, -ce qu’on appelle le fonds des Récollets-, les manuscrits et échanges de Malouins célèbres, les Impressions malouines qui retracent l’histoire des imprimeurs en activité à Saint-Malo du 17ème au 19ème siècle -de Pierre Marcigay à la famille Hovius-, des guides touristiques anciens, des livres de cuisine. « On sait que l’un des incunables malouins, La physique d’Aristote, avec les commentaires d’Averroès, a été consulté par Ernest Renan lorsqu’il préparait son ouvrage consacré au philosophe musulman. » Le livre préféré d’Yves ? Ce n’est pas un manuscrit de 500 ans ou un ouvrage sur un Malouin célèbre, comme on s’y attendrait. Celui qu’il affectionne, c’est « Le livre de la jungle avec sa couverture en peau de serpent, sourit-il. Je le sortais des réserves lorsque nous avions des visites de classes pour montrer aux jeunes qu’on pouvait utiliser plein de matières différentes pour relier un livre. Il faisait toujours son petit effet. »
« Tout au long de ma carrière, j’ai écrit de petites bibliographies que les gens pouvaient consulter sur Charcot, les malouinières, la 2nde Guerre mondiale… J’y indiquais les œuvres disponibles à la bibliothèque en relation avec le thème ou le personnage, j’ajoutais des textes d’auteurs…Pour préparer la fête Saint-Malo, 2000 ans d’histoire, nous avions réalisé avec mes collègues un catalogue qui recensait les vêtements portés par les habitants selon les époques. Les comités de quartier sont venus les consulter pour confectionner les costumes portés par leurs membres lors de la fête. »
Dans les années 90, la bibliothèque nationale a subventionné le microfilmage de la presse ancienne malouine, conservée à la bibliothèque intra-muros : pour préparer l’opération, Yves est chargé de dépouiller Le Salut (1880-1944) et L’Union malouine et dinannaise (1850-1939) et d’en faire un état. « Cela m’a pris un an, en travaillant également aux Archives départementales pour rechercher les éditions manquantes. »
Bienvenue à la médiathèque!
Yves a quitté la bibliothèque des Murs pour la médiathèque flambant neuve du quartier de la gare. Avant ce déménagement, internet a petit à petit réduit les visites des chercheurs dans la salle d’étude d’intra-muros. « La médiathèque, c’était un autre monde, une autre façon de faire, et je me suis adapté » sourit-il. « Je me suis davantage consacré à la veille, et j’ai poursuivi le catalogage des fonds. »
Yves a pris sa retraite en 2020, bien décidé à profiter de son temps libre pour lire, randonner, voyager. Le Covid a chamboulé nos vies et ses plans. Pour s’occuper pendant les confinements, il s’est chargé de classer les archives paroissiales d’avant 1914 de l’église Saint-Croix. Un bibliothécaire ne tourne pas la page comme ça.
Texte : Béatrice Ercksen / Photos : © Gérard Cazade
Pour en savoir plus :
-La chronique de Bergame https://lagrandepasserelle.saint-malo.fr/opac/catalog/bibrecord?id=7088506322005126245
-La somme de frère Angeli (fra Angeli di Claussio) https://lagrandepasserelle.saint-malo.fr/opac/catalog/bibrecord?id=2195399165948593767
-Les coutumes générales de Bretagne (petit livre de poche) https://lagrandepasserelle.saint-malo.fr/opac/catalog/bibrecord?id=128288929962265012
-Le livre de la jungle (don de Pierre-Emile Buron) https://lagrandepasserelle.saint-malo.fr/opac/catalog/bibrecord?id=8684954447085528961