Les fonds marins, devant Saint-Malo, sont un musée exceptionnel où reposent, victimes de batailles ou de tempêtes, de fascinants inconnus, les bateaux naufragés, avec leurs armes, leurs cargaisons, leurs vaisselles, et ce véritable et mystérieux trésor qu’ils dévoilent parfois, leur histoire. Mais c’est un musée secret et peu accessible. Anne, archéologue, plonge pour mener les enquêtes.
C’est un musée sans guide ni répertoire. Pour le visiter, il faut un équipement de plongée, une forte curiosité, de la ténacité, et de la chance. Le 7 mai 1749, L’Aimable Grenot sombre au large de Saint-Malo, rejoignant La Dauphine, engloutie au même endroit 45 ans plus tôt. Les frégates corsaires, armées à Granville et au Havre, ont été piégées par les redoutables roches de la Natière, au bord du chenal d’accès au port. Les fonds sableux de la baie ont accueilli, caché, conservé les navires, plongés dans l’oubli pendant près de 250 ans.
La concrétisation d’un rêve
Nous sommes au début des années 1990. Anne est une jeune femme que deux choses passionnent : « l’histoire de l’art et la mer. » Elle assouvit la première à l’université de Lille. Son baptême de plongée à Saint-Jean- Cap-Ferrat va lui révéler la seconde : « avec les bouteilles, je pouvais passer de longs moments sous l’eau. J’avais trouvé comment concilier ce qui me faisait vibrer. » En 1992, lors de ses premières fouilles sur une épave antique à la pointe du Lequin, devant l’île de Porquerolles , Anne remonte « une coupe attique, merveilleusement décorée. Ça a été magique. J’avais en main l’aboutissement concret de mes années d’études. C’était un chantier bénévole, je n’avais pas encore de salaire, mais me suis dit : j’y suis ! J’ai concrétisé mon rêve ! »
En 1995, à Saint-Malo, un plongeur amateur vient de trouver la trace des deux corsaires gisant près de la Natière. Les premières investigations menées par les archéologues promettent un site exceptionnel, et des années de fouilles : à quelques mètres sous la surface, les restes des frégates et des milliers d’objets sont éparpillés sur plus de 1000 m².
Anne travaille alors au service archéologique de la Ville de Lille, avec une double casquette : archéologue terrestre en hiver, sous-marin l’été. Elle trépigne. « J’ai eu la chance d’avoir une patronne qui comprenait mes besoins. « Là, je vois bien que tu es en train de te dessécher, me disait-elle lorsque les beaux jours arrivaient. Allez, pars ! »
Comme un poisson dans l’eau
En 1999, elle arrive sur le chantier malouin.
Elle s’y sent « comme un poisson dans l’eau ». Et pour cause : « je me suis spécialisée dans l’époque moderne, soit les XVI, XVII et XVIIIèmes siècles. L’épopée corsaire, le commerce maritime…sur ce chantier, j’étais en plein dans mon époque. » Avec ses collègues, elle va remonter près de 3000 objets « qui racontent la vie à bord : des objets de la vie quotidienne, dés à jouer embarqués malgré l’interdiction – cause de conflits, le jeu était prohibé sur les navires-, sifflet sculpté dans un os, assiettes en étain avec des restes de repas, chaussures ». Ils racontent aussi une terrible histoire, « la violence du naufrage et les efforts désespérés de l’équipage pour l’éviter. Les canons ont été jetés par dessus bord pour alléger le bateau, le mât abattu à coups de hache, les objets renversés, imbriqués. On arrive à retranscrire l’état d’esprit des hommes lors de leur vie de tous les jours comme pendant les moments tragiques. C’est fascinant, émouvant. Et c’est ce qui me passionne. »
Saint-Malo, port d’attache
Anne sent qu’elle a trouvé son port d’attache. Lorsque l’Association pour le Développement de la Recherche en Archéologie Maritime (Adramar) ouvre un poste salarié à Saint-Malo, en 2011, elle postule, attend, et le bonheur arrive : elle est nommée responsable d’opération archéologique subaquatique. Elle aurait pu, comme la plupart de ses collègues archéologues sous-marins, chercher à travailler le plus possible en Méditerranée, dans des conditions moins difficiles. Mais voilà, Anne aime « les marées et les courants, l’activité, l’odeur, la couleur de la mer de la façade atlantique, de la Manche et de la mer du Nord, le paysage maritime de nos côtes et de nos fonds. La Méditerranée, ce n’est pas mon truc. »
Saint-Malo-sous-la-mer est un fabuleux terrain de jeu. Des dizaines d’épaves de diverses époques y sont signalées. Beaucoup ne seront pas fouillées. Certaines ne sont pas accessibles, d’autres ne présentent pas un intérêt suffisant pour engager des travaux coûteux en temps, en personnel, en matériel. « Je ne suis pas certaine qu’un chantier comme celui de la Natière, un des plus importants du début des années 2000, serait encore possible aujourd’hui », regrette la Malouine. Les archéologues prospectent, sondent, documentent, inventorient les sites archéologiques maritimes avec l’aide d’historiens, de plongeurs, d’autres scientifiques. Il faut savoir être patient, gérer la frustration. Car la quête est longue et parfois vaine : ainsi, depuis trois ans, l’équipe de l’Adramar cherche à localiser le Victor, navire malouin de retour « de pays lointains ». C’est écrit dans des documents d’époque, tout comme son naufrage en 1645 sur la roche du Vieux Banc, devant Saint-Briac. Impossible pourtant de retrouver l’épave, malgré les instruments de géophysique et de prospection dont disposent les archéologues.
La pêche à la baleine
Parfois, la chance sourit : en 1989 Loïc, un pêcheur du coin parti vérifier les mouillages des bateaux devant La Richardais, tombe sur une épave. Les premiers sondages, puis les fouilles organisées en 2011 et en 2021 révèlent « une construction navale exceptionnelle, rare pour l’époque » : un bateau à la coque renforcée, équipé pour les eaux glaciaires. Anne se passionne pour cette épave baptisée ZI24 : ZI pour zone interdite à la navigation, près du barrage de la Rance, 24 pour le numéro de la bouée qui marque l’endroit. Que faisait ici ce bateau ? Était-ce un navire corsaire, avec ses 11 canons ? « Leur disposition, parfaitement rangés tête-bêche, raconte plutôt qu’ils servaient de lest, ou qu’il s’agissait d’une cargaison », estime l’archéologue. Alors quoi ? Un bateau pour pêcher la baleine ? Un navire de ravitaillement des pêcheries de la mer du Nord ? « On ne sait pas s’il s’agit d’un bateau affrété par des Basques, les premiers à pêcher la baleine en France, ou par des Malouins : on oublie que la course s’est implantée aussi dans l’activité baleinière, et que les corsaires attaquaient les baleinières et les pêcheries anglaises et hollandaises. Surcouf lui-même estimait qu’il y avait là de l’argent à se faire. »
Les études continuent, vaille que vaille. Car le site est difficile à fouiller, strictement lié au barrage de la Rance. Les forts courants et une seule étale de haute mer permettent une unique plongée quotidienne de 30 minutes à 1h10. « C’est très court, d’autant que les sédiments qui recouvrent l’épave sont tassés et difficiles à dégager avec les aspirateurs. Sur un mois de mission, nous consacrons deux semaines au dégagement, une aux fouilles, une à la fermeture du site. »
ZI24 devra conserver encore un peu son mystère et ses secrets.
Un musée aquatique
Que fait une archéologue sous-marin lorsqu’elle ne fouille pas ? « Beaucoup de choses, sourit Anne. Notamment un gros travail de vulgarisation et de diffusion du résultat de nos recherches. » Pour faire découvrir au public le patrimoine sous-marin et le métier d’archéologue, l’Adramar a par exemple reconstitué un site archéologique au pied de la roche de Bizeux. Le temps d’une plongée encadrée, accessible au plus grand nombre, ancre, canons, pierres de balast racontent un naufrage fictif et familiarisent avec la faune et la flore de l’estuaire de la Rance. Un musée aquatique grandeur nature où les visiteurs peuvent voir, toucher les objets et se glisser dans la peau d’un archéologue.
À quelques milles de là, derrière Cézembre, l’épave du Fetlar, un cargo caboteur à vapeur naufragé le 13 avril 1919, est elle aussi un site fréquenté. Des plongeurs bien sûr, mais aussi des poissons. Surtout depuis que la pêche professionnelle et de loisirs y est interdite. Une réussite collective des archéologues, des biologistes, des pêcheurs professionnels, de l’État qui ont su travailler de conserve. « Il fallait absolument protéger l’épave, détériorée par les dragues, explique Anne. Nous avons obtenu l’interdiction de toute pêche dans un rayon de 50 mètres. Aujourd’hui, les poissons repeuplent l’endroit. Des récifs artificiels ont été implantés pour fixer les alevins et les jeunes poissons. Les biologistes suivent ce repeuplement et informent les pêcheurs, qui peuvent adapter leur pêche dans la baie. »
Il reste tant à faire et à découvrir… Après Anne, d’autres archéologues viendront, qui poursuivront la quête. Pour la Malouine, à quoi ressemblerait le Graal ? « Je rêve de travailler sur une épave antique, témoin des échanges commerciaux entre les îles britanniques et la Gaule. Ou sur un bateau viking, dont on a très peu de traces : fouiller cette embarcation mythique, ça serait fantastique. »
Texte : Béatrice Ercksen – Photos : Gérard Cazade sauf mention contraire
Bon à savoir
La rando palmée de la roche de Bizeux a été intégrée cet été à l’exposition du musée de Saint-Malo La mer autour. Une partie des objets remontés des fouilles de la Natière font partie des collections du musée de Saint-Malo. Ils seront exposés dans le futur musée maritime.
Les locaux de l’Adramar sont situés dans l’ancien hangar à tabac, sur le port de commerce de Saint-Malo. L’association dispose d’une bibliothèque de 1500 ouvrages ouverte gratuitement, sur inscription, à tous publics.
L’exposition Archéologie sous-marine en Rance présente les fouilles de l’épave ZI24 à l’espace EDF Odyssélec du barrage de la Rance jusqu’au 30 décembre 2023.
L’Adramar est une ONG accréditée par l’UNESCO