Il fait presque beau, vent faible, 15 degrés dehors, 10 dans l’eau, et il est 14h15. Pierre et Dédé, la foulée sûre dans le sable mou, le teint frais et l’oeil inquisiteur, arrivent au roc aux dogues, devant la Hoguette.
« Dis donc, ça découvre plus que prévu! » s’étonne Pierre, qui a revêtu sa tenue de combat : des tennis usées, un vieux sweet et un pantalon de jogging à l’élastique fatigué (« d’habitude je mets un tendeur, mais je l’ai égaré » ), plus une paire de gants pour ne pas s’abîmer les mains en retournant les cailloux.
Dédé, en bottes, coupe-vent et casquette, a l’explication qui tranquillise. « Normal, le coeff est pas énorme mais le baromètre est à 1030 hectopascals. Quand la pression est élevée, ça tire vers le bas. »
Pierre ne discute pas. « Bon. Le bas de l’eau est à 15h20, on a une heure ».
Ils vont s’y mettre lorsqu’un promeneur arrive avec sa gamine. « Vous pêchez quoi?
-Des étrilles.
-C’est quoi des étrilles?
–Des crabes.Venez voir ». Dédé, affable et souriant, emmène les visiteurs vers les mares et les rochers. Pierre, c’est moins son truc, les leçons de choses. « Y’a toujours des curieux qui viennent poser des questions quand ils nous voient remuer les cailloux : « vous pêchez quoi? Vous les préparez comment? Et c’est bon? » « Ben oui, si j‘les pêche! » Et puis quoi, une heure, c’est une heure, ça passe vite.
Le terrain de jeu de Pierre s’étend du Fort national à la pointe de Rochebonne. « J’ai déja pêché derrière le fort, mais j’aime pas trop. Il y a des crevasses, je trouve ça dangereux. Moi, je préfère soulever des cailloux. On a calculé, avec Dédé, qu’on remue près d’une tonne de rocher pendant une pêche! »
Des saluts, des échanges, fusent à gauche et à droite. « Vous n’étiez pas là la dernière marée? » « Ben non, j’étais malade! Vous avez fait quelque chose? » Hommes et femmes d’ici se connaissent.« Les pêcheurs à pied, c’est une communauté, explique Pierre. On vit tous avec l’annuaire des marées en poche. Chacun a ses coins et ses habitudes. On reconnait nos cailloux, aussi bien que s’ils étaient numérotés. »
Pierre a donc ses cailloux, son territoire. Attention, sans barbelés et sans pancarte. C’est plutôt une sorte de préséance, de reconnaissance accordée entre gens qui savent. Le partage est autorisé. Mais il faut savoir réprimander les inconvenants, les abusifs, les ignorants. Ceux qui osent tout. Cela se fait d’un froncement de sourcils (ceux de Pierre sont épais), d’un regard insistant, au pire d’une leçon de bonne conduite. « Monsieur, les cailloux, ça se remet en place… »
Pierre s’active, cassé en deux. Son équipement est spartiate : une griffe pour gratouiller le sable, un seau pour conserver la pêche, et un couteau pour décoller une huître de son rocher, ou un ormeau, les jours de veine. Ah, les ormeaux! Pierre lance un regard nostalgique vers les murs. « Il y a de ça 55 ans, j’habitais intra-muros. Un voisin m’avait emmené un jour à la pêche, aux bés. On ramassait les ormeaux à la pelle, y avait qu’à se baisser! Et puis, en 85, il y a eu un gros coup de froid, près d’une semaine, et les ormeaux ont quasiment disparu. »
La passion de la pêche, elle, a survécu. Pierre a toujours su dégainer ses congés en cas de marée, et n’en a quasiment pas raté une depuis plus d’un demi-siècle, qu’il vente, qu’il pleuve, que le soleil brille ou qu’il neige. « Je ne suis jamais malade. Y a p‘t-être eu une ou deux tempêtes qui m’ont empêché d’y aller. Pas à cause du vent ou du froid : parce que la mer ne baisse pas. »
Et aujourd’hui, qu’est-ce qu’il y a à pêcher? « Surtout des étrilles, des dormeurs, quelques praires et palourdes quand ça baisse bien ». Le rocher à dormeurs, « c’est là-bas, le caillou à droite du roc aux dogues », s’exclame Dédé. Et les homards? Secret défense, qui offre un sourire à Pierre. « Quand on en pêche un, on est le roi du monde! »
Le récif des Planches, un peu plus loin, est un meilleur spot, où la bonne pêche est quasi assurée. Mais il se fait désirer : il ne découvre qu’aux belles marées. « On ira demain, ça sera mieux, assurent Pierre et Dédé en lançant des regards un peu inquiets aux pêcheurs qui s’y trouvent déja. Ils vont quand même nous en laisser pour demain, non? »
L’heure du retour approche. Pierre et Dédé ont pêché 1h15. Enfin, pêché… « On ne dit pas qu’on va pêcher. On dit qu’on fait l’bas d’ l’eau. On suit la mer qui descend. Quand elle ne bouge plus, c’est qu’elle est à l’étale. Et quand elle nous chatouille les pieds, c’est qu’elle remonte et qu’il est temps de faire comme elle. »
Attention! Cette heure est dangereuse. Pourquoi? Parce qu’on peut se faire surprendre par la marée montante? « Mais non, personne ne traîne. Le danger, c’est de glisser, de faire tomber son seau et de perdre une partie de sa marée. C’est un classique. On entend soudain un « Oh merde! ». On compatit ».
Pierre a encore le temps, d’une main leste, d’attraper deux roussettes dans une mare. « Ce sera pour Dédé » . Il jette un oeil à sa pêche.« Petite marée. De toute façon, 2017, c’est pas une année à grosses marées. Mais bon, j’ai fait une grosse douzaine d’étrilles ». Un sourire carnassier vient éclairer son visage. « Je vais les cuire demain matin et je les mangerai demain midi avec une vinaigrette, accompagnées de pommes de terre cuites à l’eau. » Le paradis du pêcheur se trouve aussi à la cuisine.
texte Béatrice ERCKSEN / photos © Gérard CAZADE
Petit lexique pour les néophytes
L’étrille est un petit crabe brun-vert, aux yeux rouges, à la carapace duveteuse et à la chair savoureuse. A marée basse, elle se cache sous les cailloux. Elle est vive et combative. Elle pince bien…
Le tourteau, aussi appelé dormeur, poing clos ou clos-poing, est le plus gros crabe de nos côtes. Sa chair est excellente et abondante (ce qui la différencie de l’araignée), notamment dans les pinces. Il est beaucoup moins combatif que l’étrille; mais sa pince peut casser un doigt.
La roussette, qui s’appelle aussi localement orbiche, est un petit requin à la chair ferme et sans arête. Sa peau est si résistante qu’on s’en servait naguère comme du papier de verre.
La palourde et la praire sont des mollusques qu’on trouve dans le sable, lorsque la mer découvre. Elles se mangent crues, ou farcies avec un beurre d’ail et une persillade et cuites au four.
la réglementation pour la pêche à pied, par Saint-Malo info
La recette des ormeaux façon Pierre
Placer les ormeaux sur une assiette et les faire dégorger pendant 2 jours dans le bas du réfrigérateur. Les détacher de la coquille, enlever les barbes. Envelopper les ormeaux dans un torchon et les battre avec un marteau. Les faire revenir brièvement à la poêle, avec du beurre.