C’est un des spectacles les plus emblématiques de Saint-Malo, et des plus fascinants. Un vrai ballet de mastodontes, tout en légèreté, que nous offrent chaque jour les cargos qui viennent passer l’écluse, faire des ronds dans l’eau des bassins étroits, et s’aligner impeccablement le long du quai des corsaires ou du quai Surcouf. Là, ils se livrent aux grues qui déchargent leurs cargaisons, puis semblent s’endormir un peu avant de reprendre la mer.
500 à 700 cargos accostent chaque année au port. Ce qui fait entre 5000 et 6000 hommes d’équipage, des visiteurs qu’on ne voyait quasiment pas, qu’on ignorait, qu’on n’ignore plus. Depuis 2013, ces ouvriers de la mer ont sur le port un chez-eux, le Foyer du marin, une bâtisse classée, rénovée, annexe d’un ancien hangar à tabac, où Yves a pris l’habitude de les recevoir, comme 24 autres bénévoles, du lundi au samedi, de 17 à 21h.
Devenir malouin
Yves a fait toute sa carrière comme mécano dans les entrailles des bateaux de pêche, à Lorient d’abord puis à Saint-Malo. « Lorient, les bateaux de 55 mètres, la bonne paie, c’était bien. Mais je partais en mer bien trop longtemps. J’ai préféré gagner moins, et rentrer chaque semaine : en pêchant en mer d’Irlande, on avait 24h à terre après 7 jours de mer, et 48h de repos à la fin de la deuxième semaine. À Saint-Malo, j’ai eu une vie de famille. »
À l’heure de la retraite, après 37 ans de mer, il a choisi de rester malouin. Il aide. Au Secours catholique. À la construction d’une péniche solidaire. Au Foyer du marin. « La solidarité, ça me parle. J’ai toujours aimé rendre service. Mon père était marin, j’ai eu une enfance difficile. En mer, j’ai connu des accidents, des abordages, des collisions. Quand j’avais 19 ans, notre bateau a été croché par un sous-marin nucléaire américain, on a failli y rester. J’ai eu le pied à moitié arraché par un treuil. La peur d’y rester, les galères, je connais. Ça ne m’a pas aigri, bien au contraire : je m’en suis sorti, ça m’a conforté dans mon envie d’aider. »
De la chaleur humaine
Que trouve-t-on au Foyer du marin? Des canapés confortables, des tables et des chaises, des ordinateurs, des vêtements chauds d’occasion, des cartes téléphoniques, des produits de première nécessité, du café, et de la chaleur humaine. Des réponses à de vrais besoins. « Après plusieurs jours de mer, on apprécie de sortir de sa cabine, de descendre du bateau, dit Yves. On pousse la porte, on voit d’autres visages, on se pose. Les équipages sont contents qu’on soit là pour leur indiquer où acheter des souvenirs, où sont situés les lieux de culte, comment se déplacer dans la ville…Il y a quelque temps, le commandant ukrainien d’un bateau nous a demandé ce qu’il y avait à voir à Saint-Malo, et comment y aller. Il a donné les infos à son équipage : il ne voulait pas que ses gars restent bloqués pendant 5 jours dans le cargo. Ils sont allés visiter le Musée de la ville, la tour Solidor… »
Les équipages viennent du monde entier. Les officiers sont souvent russes ou ukrainiens, les marins philippins, polonais, estoniens…Les femmes sont encore minoritaires. Mais on en voit plus qu’avant, en cuisine ou aux machines.
Ça aide à tenir
Entre les bénévoles du Foyer et les marins, les échanges sont parfois limités, à cause de la langue. « Et puis, explique Yves, ils viennent ici avant tout pour communiquer avec leurs familles : la wifi est gratuite et les ordinateurs en libre-service. Ils sont loin de chez eux pendant plusieurs mois, alors parler avec leurs proches, même par écran interposé, ça aide à tenir. » Pour l’intimité, on repassera : difficile de s’épancher quand tout le monde est dans la même pièce, et les PC en enfilade. « Ça peut être un peu gênant, reconnait Yves. On essaie de ne pas écouter. » Ça crée aussi des situations marrantes : « un soir, des aboiements ont fait sursauter tout le monde. Un marin discutait avec sa femme via la webcam, et son chien, qui avait reconnu son maître, a bruyamment manifesté sa joie. » Et des situations qui font mal au coeur : « une jeune Ukrainienne est arrivée un jour. Elle s’est installée devant un ordinateur, a commencé à parler avec quelqu’un de sa famille, et a éclaté en sanglots. Elle venait d’apprendre que son village avait été bombardé. »
Une épaule amie
Des marins viennent quand même pour discuter, comme cet ancien cuisinier du Concordia, tout heureux de raconter son histoire et de montrer les photos de son bateau avant le naufrage. D’autres qui s’épanchent, comme ce matelot d’un navire de croisière, qui devait repeindre chaque jour le bateau, et qui ne supportait plus la peinture blanche. Les équipages savent trouver au Foyer une aide indispensable en cas de problèmes : « les bénévoles ont soutenu et assisté les 8 marins de l’Olympic Light, immobilisé en 2013 à Saint-Malo pendant 2 mois », se souvient Yves.
Comme un grand quart
Il y a des jours où le Foyer est vide. Pas de cargo dans le port, des marins qui préfèrent rester à bord ou aller en ville, et le bénévole est seul pendant 4 heures. « Tant pis : on préfère ouvrir pour rien, plutôt qu’un marin trouve porte close. » Le temps ne semble pas trop long? Yves hausse les épaules. « La solitude, quand on a été marin, on la connait bien. On est seul dans sa cabine, on est seul au poste de pilotage, on est seul dans la tempête…Ici, c’est comme si on faisait un grand quart. »
Texte : Béatrice Ercksen / Photos : © Gérard Cazade
Envie de devenir bénévole au Foyer du marin? Envoyez un courriel à seamenclubsaintmalo@orange.fr